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mardi 23 septembre 2014

Comment meurt la mémoire

La première chose que j'avais remarquée c'était que les consonnes résistaient mieux à l'oubli que les voyelles. Deuxième chose : les mots ressemblent à des maisons qui se délabrent ; ce qui subsiste en dernier lieu c'est la structure générale, le contour des syllabes.

Il faut tâcher de se souvenir d'au moins un son et du nombre de fois que la bouche s'ouvre et se ferme pour prononcer ce mot. Ce qui marche plutôt bien c'est de se remémorer une scène au cours de laquelle on peut revoir quelqu'un qui le prononce. Zoom sur sa bouche. Arrêt. Retour. ON. Arrêt. Autant de fois qu'il le faut.
C'est en procédant ainsi que j'avais retrouvé le nom d'une rue de Colombes (ou de Bois-Colombes, je ne sais plus et je m'en fous) : en lisant en pensée sur les lèvres du chauffeur attaché au Tribunal pour enfants de Nanterre, que j'avais entendu tant de fois prononcer le nom de ce foyer d'accueil qu'il était d'usage de nommer par le nom de la rue où il se trouvait : rue... ? rue... ? Son K, et M peut-être, et 3 syllabes, ça c'est sûr. Meuh – Ik – Mik... Rue Médéric !
J'étais aussi fier que Prométhée volant l'étincelle divine ! Depuis les victoires se sont faites plus modestes ; les trous noirs surgissent désormais sans crier gare aux endroits et aux moments les plus inattendus, raflant d'un coup des noms de lieux ou de personnes qui nous étaient jusqu'ici aussi proches que nos ongles, qui faisaient et font encore, jusqu'à preuve du contraire, littéralement partie de nous : noms d'artistes célèbres, présidents de la République, écrivains de l'envergure d'un Proust ou d'un Tolstoï !
La trappe s'ouvre et retombe avant qu'on ait eu le temps de flairer le piège. Nulle hésitation, pas de confusion, on est sûr de savoir, on ne connaît rien d'autre, pourtant le nom reste muet, et c'est ce silence, la transparence totale de ce silence qui nous fait vaciller. Le vertige qu'on éprouve à cet instant est à la mesure de l'abîme qu'il surplombe ; c'est notre passé, ce sont tous nos acquis qui se dérobent en un clin d’œil. On se retourne et voilà : il manque un bout du sentier par où on est venu, le tableau est borgne, il prend l'eau, les murs paraissent moins verticaux, moins droits et moins solides tout à coup.
Il faut se calmer quand ça arrive, faire taire le brouhaha qui règne dans notre esprit, dompter sa peur, fermer les yeux et mentalement tendre la main pour se laisser guider. C'est comme à l'hôpital, en général on vient vous chercher pendant que vous êtes dans les vaps, on vous ballade le long de couloirs qui tournent et tournent encore, on gravit des étages, on traverse une zone plongée dans le noir et tout à coup le bloc, le bistouri, l'homme masqué, la sueur sur son front, ses yeux exorbités... Lumière ! Ça nous revient !
Très bien. Mais... et si ça revenait plus ? « Voilà que soudain on y pense, à ceux qui n'en sont pas rev'nus » (Barbara). Histoire tragique, Elsa y meurt, tout le monde pleure...
Je veux faire un test ! Voilà ce que je me suis dit avant-hier, 20 septembre 2014, quand j'ai séché sur le nom d'une militante révolutionnaire américaine des années 60, liée au mouvement pour l'émancipation des Noirs, très connue, une prisonnière politique aussi célèbre pour ses prises de position que pour la grosse boule de cheveux crépus qui formait une magnifique auréole autour de sa tête, total mode afro, vous voyez sûrement de qui je parle, une jeune femme dont le nom fut longtemps sur toutes les bouches des gens de ma génération. 
Son nom justement... Après un blanc qui avait bien duré 10 minutes il m'est revenu et je l'ai répété à ma compagne, plusieurs fois, mécaniquement, mais avec un étrange décalage entre ce que je disais et ce que j'entendais, comme si je n'arrivais pas à m'en convaincre moi-même. C'était bien son nom pourtant, mais quelque chose, je ne sais quoi, l'empêchait de résonner sous ma langue ; je l'avais pêché mais il n'était pas ferré, seulement attrapé au vol, par un cheveu ; la prise n'était pas solide. J'en ai eu la preuve quand j'ai voulu le retrouver le lendemain. Impossible ! C'était comme si entre-temps il avait replongé plus profondément dans le trou d'où je l'avais momen- tanément extirpé la veille.
Cette phase, qui s'apparente à une irrésolution de la mémoire (j'avance, je recule, tu m'as, tu m'as plus), créé une situation pénible, parce que c'est la couleur du mot et son contour eux-mêmes qui deviennent flous, qui nous filent entre les yeux et les oreilles, s'enfuient, se défilent, tandis que la perspective se déforme, soudain privée d'épaisseur, comme un éclair insaisissable. Mémoire mirage !
Pour si curieux que cela soit, ce qui s'est produit ensuite l'est encore davantage.
Mes intuitions sur la structure consonantique et syllabique ne sont pas sans fondement. Les faits l'ont démontré une fois de plus, mais plus tard, plus tard seulement, et entre-temps ma mémoire qui flanche m'a joué un drôle de tour.
Janis Joplin ! Voilà le nom qui se présentait systé-matiquement à chaque évocation de la militante noire. Ce qui m'a trompé c'est de croire que le rapport entre les deux noms était d'ordre générationnel, et pendant un moment j'ai cherché à affiner ma recherche en tentant de resserrer le périmètre : mouvement noir aux États-Unis, Malcom X, Black Panther, les frères de Soledad, tout ce que j'étais capable d'y rattacher... Mais je faisais fausse route. Tant pis, la méthode a quand même fonctionné, et cet incident m'a même permis de la rendre plus efficace, car j'aurais perdu en effet moins de temps (et un peu moins paniqué par conséquent) si j'avais su à ce moment-là ce que j'ai compris quand le nom de la militante révolutionnaire a refait brusquement surface :
Angela Davis !
Un leurre ! Voilà ce que la mémoire qui bat en retraite est capable de vous lancer à la tête, par cynisme ou par pure fainéantise, pour que vous lui lâchiez la grappe une bonne fois : un mot qui ressemble à celui que vous recherchez, structure voisine, même silhouette, même genre, sons et syllabes souvenons-nous : Janis Joplin - Angela Davis. C'est le is commun aux deux noms qui m'a d'abord sauté aux yeux, puis c'est ma compagne, à qui je racontais ça, qui a repéré les autres similitudes : le N et le G. Jan est l'inversion phonétique de Ang, et si dans le leurre is venait au début, c'est peut-être parce que c'est au dernier phonème de Davis que ma mémoire trébuchante s'était raccrochée.
Joplin a tiré Angela Davis du bourbier. Alors, était-ce vraiment un leurre, pour m'égarer, ou un dédoublement mimétique destiné au contraire à me mettre sur la voie (structure sonore, contexte historique, politique, etc) et qui m'a effectivement évité la honte d'avoir à me ruer sur Google pour lui donner ma langue au chat, avec en guise de croquettes pour l'appâter les maigres mots clés que j'avais sous le coude : mouvement noir, Malcom X, Black Panther, coupe afro... Quoi encore ? Ah oui ! Siècle dernier - Aujourd'hui tous des vieux - plus vraisemblablement morts et enterrés. Rechercher.

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